-Mes choix ne m'ont jamais appartenu.
La sécheresse de sa voix n'était pas assez forte pour exprimer tout le mépris et la résignation qu'elle portait à cette vérité lourde de sens. Toute sa vie durant, on avait décidé de son avenir à sa place, ne lui laissant pas même l'infime possibilité d'une rébellion muette. Son destin tout entier avait été tracé avant même sa naissance, on l'avait gravé en elle comme le sceau d'une malédiction dont elle ne pourrait jamais se défaire. Même aujourd'hui, alors qu'elle avait pris la place tant jalousée d'Héritière BloodDust, ses choix étaient limités. La liberté, elle n'avait jamais connu.
-Je devrais confier Eleanor à quelqu'un d'autre, elle serait plus en sécurité qu'avec moi, gronda-t-elle soudain. Et elle échapperait enfin à l'emprise de ma famille – parce que tant que je serai avec elle... Je suis la dernière corde qui la rattache aux BloodDust, sa dernière malédiction, elle se porterait bien mieux sans moi. Quant à mon père...
Quant à son père... Ce qu'elle avait vu de lui durant ces voyages ne différait en rien de ce qu'il avait toujours été – de ce qu'il avait toujours souhaité. A ses yeux, sa fille n'était qu'un instrument de plus au service de sa propre gloire, de son insatiable ambition ; qu'elle soit devenue l'Héritière ne lui en donnait que plus de pouvoir. Elle savait aujourd'hui qu'il était capable de la réduire à néant, d'en faire une simple poupée qui lui obéirait au doigt et à l'œil. Aussi écœurée soit-elle à cette seule idée, elle devait admettre qu'elle était probablement trop faible pour résister à un homme tel que lui.
Il avait déjà projeté de la marier, autrefois, et devait encore mûrir quelques projets du même ordre dans ses plans pour conquérir le monde. Que le premier époux qu'il lui ait choisi ait disparu de la surface de la terre ne lui faisait ni chaud ni froid – c'était un garçon qu'il avait déjà sacrifié à de nombreuses reprises – et de plus d'une manière. La mort de Mark ne l'avait aucunement affecté ; à la place d'un jeune homme trop ambitieux et rebelle, il avait gagné une fille plus docile et conciliante – car bien malgré elle, elle continuait de rester dans son ombre, n'osant pas, comme Mark était pourtant parvenu à le faire, franchir le dernier pas la séparant définitivement de cette dynastie tant haïe.
Elinor avait tort. Les BloodDust avaient sur elle une emprise totale.
-Tu ne sais rien de ma vie, Elinor. Tu ne sais rien. Rien du tout. Tu crois que j'ai eu une vie exemplaire ? Te souviens-tu seulement de tout ce que je t'ai raconté à notre première rencontre ? Même là je n'ai pas dit le millième de tout ce qu'il y a à savoir sur moi et ma famille. Tu n'as aucune idée de la famille dans laquelle je suis née, de tout ce qu'elle est capable de faire. Elle pourrait réduire ta vie à néant si elle le voulait, et elle n'aurait sans doute pas grand chose à faire pour ça. As-tu la moindre idée de l'influence de mon nom, au Royaume-Uni ? Même en France, il est craint et respecté. Mon père est fort à ce jeu-là. Me marier contre mon gré ne signifie rien pour lui. Le défier ne lui ferait même pas hausser un sourcil.
A présent, elle luttait pour contenir sa rage – une rage si ancienne qu'elle semblait avoir toujours été une part d'elle-même. Qu'importe ce qu'elle avait pu faire dans sa vie pour échapper à son destin, celui-ci l'avait toujours rattrapée. Ses vaines rébellions étaient restées ignorées, insignifiantes. Les choix qu'elle avait faits, à l'école, concernant son avenir – les matières choisies, ou encore la filière qu'elle avait suivie cette année... – la tutelle d'Eleanor, rien de tout cela n'avait paru avoir d'importance aux yeux de Patrick Leroy ; seul le pouvoir qu'il pouvait obtenir comptait pour lui. Elle n'avait réussi qu'à garder Eleanor dans les filets de la dynastie.
Oui, mais jamais elle ne pourrait l'abandonner à son sort.
-Toi, tu peux choisir tout ce que tu veux, reprit-elle, amère. Choisis de ne pas mourir ; choisis de garder ton fils à l'abri ; choisis ce que tu veux, puisque tu en as le pouvoir. Tu as raison, nous sommes le produit de nos choix, ce qui revient à dire que tu es ce que tu veux être, et que je ne suis rien. Vis ta vie, sauve tous ceux que tu peux sauver.
Elle essuya ses joues d'un geste rageur et se releva, prête à partir ; oubliant sur l'herbe les fragments rougis de l'objet brisé. L'éclat du cristal attira son attention ; elle l'observa longuement, hésitant à prendre les débris avec elle. Mais elle voulait avant tout partir d'ici, s'éloigner au plus vite d'Elinor – elle le sentait : Elinor aussi avait une emprise insoupçonnée sur elle.