J'aurais dû commencer par la rassurer sur le rôle que je tenais vis-à-vis d'Alice. C'est toujours a posteriori que l'on prend conscience de ce genre de choses. Nous étions tous les deux sur les nerfs et ça n'a jamais été ainsi que les gens prennent les meilleures décisions. Mais le sentiment d'urgence est un bon catalyseur et je ne pris pas plus le temps de réfléchir. Mon opinion s'était forgée au gré des événements récents et impossible de m'en détourner maintenant.
Les derniers temps, Rachel répétait comme un mantra que j'étais trop têtu pour être supportable. Penser à elle me noua brièvement l'estomac. Comme si elle m'avait entendu penser, Alice remua vaguement, ouvrit les yeux et les fixa sur moi. Le sentiment d'anormalité que j'eus en sentant ce regard sur moi était déstabilisant. J'en avais pourtant croisé des enfants, même des nouveaux-nés. Une telle acuité de la part d'Alice était... dérangeante. Comme si son âme était trop vieille pour son corps. Comme si elle comprenait beaucoup plus qu'elle n'était supposée le faire. Comme si elle m'observait.
La fatigue rend parano.
- Responsable logistique?
Je ne suis pas sûr d'être parvenu à cacher et l'étonnement et l'agacement dans ma voix. La fatigue lève les barrières de la civilité. Je ne me cherche pas d'excuses. J'explique, c'est tout.
Puis vint le moment où je capitulai:
- Responsable logistique si tu veux. D'accord pour toutes tes conditions.
*Espérons qu'elle s'en souvienne le jour où elle me le repprochera.*
Qu'elle se souvienne qu'elle avait insisté pour prendre part à cette "tache" . Malgré toutes les responsabilités qu'elle avait d'ores et déjà.
Je n'étais pas à même de refuser le moindre soupçon d'aide. Je savais, je sentais que j'allais avoir besoin d'elle.
Enfin, vinrent ces paroles par lesquelles j'aurais dû commencer:
- Je suis le tuteur légal d'Alice. Son parrain ou je-ne-sais-quoi. J'ai oublié le terme. En cas de problème, j'avais la responsabilité de veiller sur sa fille.
J'aurais aimé m'abstraire de ce genre de responsabilité.
Je gardai le silence pendant un temps.
Trouver une solution adéquate à un problème qui venait de vous tomber dessus était une chose, la mettre en application tête baissée en était une autre.
C'est pourquoi:
- Je suis crevé, Natacha. J'ai besoin de dormir avant de me lancer là-dedans.
Pas besoin d'expliquer pourquoi un sortilège aussi complexe nécessitait des réflexes aiguisés, un calme intérieur et une tête bien solide sur mes épaules. Rien de la charpie que j'était à ce moment-là n'aurait aidé à mener à bien la mission que nous devions accomplir ensemble.
Obligeamment, ou peut-être simplement parce que je ne lui en laissait pas le choix, Natacha m'offrit de me reposer un peu dans une pièce annexe qu'elle mit à ma disposition pendant quelques heures. Sans doute trouva-t-elle le temps de faire un break elle aussi, car, lorsque je la retrouvai un peu plus tard, elle semblait plus fraîche et dispose. De mon côté, ma décision avait mûri et mes idées étaient plus claires. J'allais en avoir besoin.
Le rituel fut long, complexe et ardu. A ceux qui ne connaissent pas cette catégorie de sortilèges, il est difficile d'expliquer en quoi il consistât. Nous avions affaire au psychisme et aux méandres de la pensée.
Pour faire simple, avec l'aide de Natacha, je créais une sorte d'entrave psychique pour limiter sa capacité d'action sur les autres. Une telle hypothèse proposé par autrui m'aurait fait hérisser le poil sur la nuque. Dans le contexte dans lequel j'étais placé, c'était la solution du désespoir. Une non-solution, la seule qui persistait après que toutes les autres aient été éliminées.
Je me promettais de remédier à cette emprise, à cette barrière protectrice entre Alice et les autres, entre Alice et elle-même, dès qu'elle serait capable d'entendement. En attendant, c'était une part de mon propre esprit qui faisait rempart. Je ne savais pas encore ce que cela impliquerait.
Le processus nous laissa sur les rotules. Personnellement, j'étais satisfait. J'avais l'impression d'avoir fait ce qui était juste. Pour une fois, j'avais pris les devants sans faire ce que l'on attendait de moi. Cela faisait longtemps.
Malgré tout, une petite pointe désagréable persistait. Je l'accordais à la fatigue et l'oubliais.
Je finis par prendre congé de Natacha, en promettant de passer régulièrement des nouvelles et soumettre l'évolution d'Alice à son verdict complémentaire. Au moins pour les semaines à venir.