Est-ce que vous sentez ? Cette merveilleuse odeur de mort ? L’exquise exhalaison d’un corps vide. Les produits chimiques éventés qui essayent en vain de rivaliser avec le fumet du travail impeccable de ma nécropsie. Le sang séché qui s’effrite sur mes outils. Cette eau rougeâtre qui s’écoule dans le siphon. Un passé en putréfaction qui tire sa révérence pour laisser plus de place au présent. Est-ce que vous sentez tout cela ? Etes-vous écoeuré ? Il ne faut pas. La mort, c’est la vie. Qui mieux qu’un vampire pourrait attester le contraire ?
Je jubile à chaque dissection. Quelle surprise de constater autopsies après autopsies le nombre de curiosités que le corps humain peut nous cacher ! Un corps sans vie me livre tous ses secrets. Dans celui que je viens de recoudre, après l’anapat, l’analyse du bol alimentaire, du sang et des IRM, je peux retracer près de sept mois de sa vie. Voire même, si les flics sont sympathiques, je peux les mettre sur la piste du criminel qui a fait ça. Il faudra être très gentil parce que ce cadavre m’a raconté de drôles de choses.
Je retire mon masque et ma blouse de chirurgien encore tâchée pour passer la blanche. Si je dois recevoir quelqu’un ce soir, je sais que la blouse ensanglanté a tendance à mettre légèrement mal à l’aise mes interlocuteurs. Je m’assois sur un tabouret face à l’ordinateur pour parachever le rapport d’autopsie. Dois-je réellement tout écrire ? Il faudrait que je pose quelques questions à la famille de la défunte. Si on l'identifie.
Je me tourne une dernière fois sur le corps nu dont la poitrine est recouverte du Y chirurgical sur le thorax.
"Incroyable, souris-je en murmurant. Vous autres humains, vous êtes parfaitement incroyables."
Je poursuis mon rapport jusqu’à ce qu’on frappe à la porte. C’est Emma, elle précède deux OPJ qui s’avancent directement vers le corps. L’un d’eux grimace et se bouche le nez lorsqu’il est arrivé au-dessus du cadavre. Emma me fait un sourire dramatique et chargé de sous-entendus. Je crois bien qu’elle veut rentrer s’occuper de Kate, la fille de son frère. Frère qui se trouve aussi être un vampire que j’ai transformé et qui collabore avec moi... C’est une longue histoire. Je tire un joker. Passons.
- J’ai encore besoin de toi ici, lui dis-je. Je ne supporte pas qu'on fasse pression sur moi. Je décide, elle effectue.
Elle me lance un regard noir contre lequel j’échange un sourire sec :
- Referme la porte derrière toi, lui dis-je pour l’inviter à sortir plus vite de la pièce. Préviens-moi quand miss Rosefield sera là. Merci.
Je me lève de mon tabouret et je rejoins les deux officiers devant le corps en leur tendant le dossier judiciaire pendant qu’Emma ressort :
- Vous m’aviez dit que c’était le corps d’une prostituée, Julia Trent... 18 ans... ? Humaine. Née à Riverside aux Etats-Unis ? J’ai procédé à quelques examens et à moins que Julia Trent soit atteinte de progéria, notre cadavre doit avoir entre 30 et 33 ans et la demoiselle n’a pas dû faire beaucoup d’argent sur les trottoirs à compter que c’est la première prostituée vierge que je rencontre.
Les deux flics sont stupéfaits :
- Nous avons retrouvé des papiers sur elle. Comme elle est complètement défigurée, nous avons présumé qu’il s’agissait des siens. La taille paraissait coller.
- Mouais... en tout cas, ce n’est pas Julia Trent. En dehors de ça, elle est sorcière et en ce qui concerne les brûlures au visage et sur le dos, elles ont été causées par un sortilège et non pas par l’accident de voiture. Regardez...
Je me penche sur le corps et leur montre des zones de couleurs différentes au niveau du visage dont il ne reste plus grand-chose à part de la chair calcinée :
- En dessous de cette brûlure aux contours noirs qui, eux, ont été causés par l’explosion du véhicule, vous pouvez voir une brûlure sous-cutanée aux motifs étoilés... vous voyez ? Juste là.
L’aîné des deux flics se penche et constate avec moi tandis que l’autre, plus jeune et moins chevronné, reste en retrait et regarde de loin :
- Effectivement... c’est étrange. En tout cas, dit-il en se redressant rassuré, si c’est une sorcière nous devons l’envoyer aux services légistes de Sainte-Mangouste. Ce n’est pas notre domaine d’investigation.
- Pas si vite, leur dis-je. Dans le bol alimentaire j’ai retrouvé des traces de napalm et de nylon agrégées à son dernier repas : jus de citrouille, salade de fèves et... heu... chair humaine. Celle-ci par contre était bel et bien issue d’un organisme non sorcier. Et, à en juger par le nombre de fractures multiples au niveau des côtes, des os du visage et des jambes... il me semble que la dame a été plutôt maltraitée avant de mourir. Bref, ce n’est pas un accident, c’est un meurtre et à l’intérieur de votre cadavre, s’il y a de la chair humaine en quantité, je suis près à parier qu’il y a un autre cadavre pas très loin.
- C’est dégoûtant, geint le jeune flic.
- Une vierge cannibale ? Pourquoi y avait-il du napalm dans son estomac ?
- Ca, c’est votre job de le découvrir. J’imagine qu’il sera plus facile à déterminer la raison pour laquelle elle a ingurgité du napalm que la façon dont, vierge, elle a tout de même réussi à tomber enceinte.
J’aime beaucoup mon petit effet. Les deux flics sont raides comme des i. Ils me regardent comme si je délirais. Si je n’étais pas aussi sûr d’être le meilleur dans mon domaine de prédilection, j’avoue que la situation me plongerait dans le même état de niaiserie dubitative qu'eux.
- Vous avez commis une erreur, ce n’est pas possible.
- Je ne commets jamais d’erreur, fais-je sèchement. Celui-ci remet en question mon travail ? Très bien, j'avais prévenu. Je garderai pour moi le reste de mes hypothèses. Ils feront avec ce que je leur donne. Tout ce que je peux vous dire de plus, c’est que sa mort remonte à quelques heures avant l’explosion du véhicule. On a dû l’y mettre pour couvrir les traces laissées par le sortilège. Si vous interrogez les rescapés de l’autre véhicule, vous en saurez peut-être plus les circonstances de ce décès et sur l’identité de cette femme. Je vous fais suivre mon rapport dès demain. Maintenant, gentlemen, j’ai encore à faire. Un autre cadavre. Je me demande si je ne devrais pas voter contre la pacification d’Antarès... sans lui, je serais peut-être au chômage.
Le flic le plus jeune répond, piqué au vif :
- Je ne vois pas pourquoi on voterait contre la pacification. C’est la faute des sorciers si nous en sommes là aujourd’hui. Qu’ils nous fichent tous le paix et qu’on leur livre les Iccams ou je ne sais pas quoi !
Le flic le plus vieux roule des yeux face à l’assertion émotive, déplacée et parfaitement inélégante de son commis. Il prend mon dossier et me remercie :
- Merci Harding. J’attends vos dernières conclusions...
Ils sortent.
A la porte, ils croisent une jeune femme. Emma lui tient la porte. Elle salue les deux OPJ avant de m’introduire à la nouvelle venante :
- Lady Murray, monsieur Harding. Elle vient pour reconnaître le corps autopsié hier, continue Emma en s’empressant de courir vers le corps de l’inconnue en cours pour cacher son visage mutilé par les flammes. Emma est toujours pleine d’attentions que je n’ai pas. Elle ne veut pas choquer lady Murray en laissant le cadavre en cours d'analyse à découvert. Si elle savait que notre lady en a vu d'autres...
- Emma, rentre si tu veux. Je me débrouillai tout seul.
- Sûr ?
- Tu veux que je change d’avis ?
Elle s’enfuit vers la porte avant de faire une dernière fois toutes ses condoléances à Lady Murray. Geste emprunt d’humanité et de compassion que moi-même je n’ai pas. Je ne présente jamais mes condoléances aux familles des victimes. Au lieu de ça, je me dirige vers le cadavre qu'elle vient de recouvrir et le découvre de nouveau en passant devant tandis que je poursuis mon chemin vers les frigos pour ouvrir un des petits containers.
- Bonsoir Solace, dis-je amusé quand nous sommes enfin seuls. Bien étrange de te voir ici en de telles circonstances. Tu peux m'expliquer à quoi vous jouez ?
Je tire un des compartiments de la morgue et fais rouler la planche sur ses roulettes pour sortir le corps à moitié. Un jeune homme est étendu, nu, blanc comme un linge, les paupières fermée, mort... de prime abord.